9 octobre 2011

[La Nef] La Garde : un monastère pour le XXIe siècle

SOURCE - Dom Louis-Marie / Christophe Geffroy - La Nef - octobre 2011

À l’heure de la crise des vocations, le monastère du Barroux a essaimé. Son Père abbé évoque la construction de Notre-Dame de la Garde, et l’actualité de la vie bénédictine traditionnelle.

La Nef – N’est-ce pas paradoxal de construire un nouveau monastère, quand tant d’anciennes abbayes semblent vides, voire abandonnées ?
TRP Dom Louis-Marie – L’idéal aurait été pour nous de trouver une abbaye déjà construite. C’est pourquoi, avant de lancer les travaux, j’ai écrit à un évêque pour lui demander si nous pouvions reprendre une abbaye qui venait d’être entièrement restaurée. Mais ça n’a été ni possible ni souhaitable pour le diocèse. Il ne faut pas oublier que pour fonder dans un diocèse, il faut absolument l’autorisation de l’évêque. Cet accueil, après une longue recherche et de multiples déconvenues, nous l’avions trouvé dans le diocèse d’Agen. Monseigneur Jean-Charles Descubes croyait à la force de la prière des contemplatifs, même s’il n’adoptait pas tout ce qui fait notre charisme propre. Et quant à reprendre un bâtiment historique, je dois rappeler à nos généreux donateurs que la restauration est beaucoup plus coûteuse que la construction
Pourriez-vous nous expliquer le chantier sur lequel vous vous êtes engagés ? Qu’avez-vous à construire, et de quelle aide bénéficiez-vous ?
La communauté de la fondation avait absolument besoin d’aménagements et, pour ne pas faire de travaux au coup par coup, nous avons choisi un architecte qui a dressé un plan d’ensemble. Nous avons commencé par construire les ateliers définitifs, afin de pouvoir restaurer les communs et la grange qui servaient encore en juin dernier d’ateliers provisoires. Nous lançons maintenant un gros chantier, l’hôtellerie future : répartie sur deux bâtiments qui devront être reliés par un « pont », et dont le toit doit entièrement être refait, elle sera composée d’un petit réfectoire, de huit cellules, de sanitaires, d’un grand escalier, et d’un parloir. Nous cherchons pour cette étape 600 000 euros. Quant à l’aide dont nous avons jusqu’ici bénéficié, elle provient d’une part de quelques rares grands bienfaiteurs, et d’autre part, d’une foule de donateurs plus modestes, qui chacun par « l’obole de la veuve », tant louée par Jésus, ajoute son petit ruisseau pour former une rivière plus abondante : tous participent à leur mesure, et c’est cela qui compte pour Dieu. 
Pour beaucoup, le Barroux rime avec Dom Gérard, son fondateur : comment sa présence se manifeste-t-elle aujourd’hui, et que retenez-vous de cette forte personnalité ?
Dom Gérard nous a engendrés à la vie monastique. Nous lui devons notre tradition, notre formation, notre profession religieuse, à laquelle il nous a reçus. Quand je suis arrivé au monastère, il y a vingt ans, je lui ai dit que je recherchais au Barroux l’esprit traditionnel et la fidélité à Rome, et il m’a répondu qu’il y avait tout cela ici. Et puis il y a les trois piliers : d’abord la doctrine traditionnelle, enseignée au moyen de la philosophie thomiste, ensuite les observances monastiques enracinées dans la piété filiale envers nos fondateurs, saint Benoît, le Père Jean-Baptiste Muard, fondateur de la Pierre-qui-Vire, Dom Romain Banquet et Mère Marie Cronier, créateurs des abbayes sœurs d’En-Calcat et Dourgne, enfin la liturgie célébrée selon la forme extraordinaire du rite romain. Il nous a appris à garder jalousement le trésor des anciens, mais pour en vivre et non pas pour le conserver comme dans une chambre stérile. Un Frère disait que Dom Gérard se réveillait tous les matins neuf comme un enfant, ce qui lui permit de passer à travers beaucoup d’épreuves. Ce pouvoir de rajeunir tous les matins, il le tenait de sa vie intérieure, de sa grande confiance en la Vierge Marie et de son solide attachement à Notre Seigneur Jésus-Christ. Et c’est sur le socle de sa vie intérieure que reposait son combat pour la chrétienté.
Votre abbaye recrute, au point que vous avez été obligé de fonder ailleurs en 2002 ; là aussi, vous êtes à contre-courant car on parle partout de la « crise » des vocations : avez-vous une « recette » ?
Non. Pas de recette. La recette, c’est Dieu, donc ce n’est pas une recette qu’on pourrait sortir du tiroir. La seule chose qui compte pour nous est d’être fidèle à notre vocation, d’y croire, de l’aimer, de vivre dans la piété filiale. Cela dit, les jeunes, c’est évident, cherchent la radicalité que le Saint-Père a rappelée lors des JMJ dans son discours aux religieuses. Ils ont besoin de structures claires et nettes, et non pas d’une recherche indéfinie d’identité en perpétuelle mutation. Ils veulent de véritables maîtres d’oraison et de vie. Et puis nous avons eu le charisme de Dom Gérard, qui a attiré beaucoup de jeunes, et puis, vous le savez bien : les jeunes attirent les jeunes.
Votre abbaye vit de l’esprit de la Congrégation de Subiaco, issue en France du Père Muard, moins connue que celle de Solesmes fondée par Dom Guéranger. Qu’est-ce qui vous différencie des autres obédiences bénédictines ?
Ma réponse aura besoin d’être nuancée, mais, en gros : Solesmes a été fondée en 1833 par Dom Guéranger, homme de Dieu, d’origine canoniale, très cultivé, passionné par la liturgie. Je crois qu’on peut dire que sa restauration bénédictine avait pour but le renouveau liturgique. La Pierre-Qui-Vire, elle, a été fondée en 1850, par le Père Muard, autre homme de Dieu, mais curé de paroisse, puis missionnaire diocésain, d’orientation plus directement apostolique. Il a fondé son monastère afin que le témoignage d’une vie pauvre, humble et mortifiée puisse donner quelques fruits de conversion par des missions. L’observance fut aussi plus ascétique, car le Père Muard avait suivi son noviciat à l’abbaye trappiste d’Aiguebelle, dont l’austérité envoyait d’ailleurs beaucoup de jeunes moines au ciel.
Quoi qu’il en soit, En-Calcat, fondée par la Pierre-qui-Vire en 1890, fut très proche de Solesmes, et les deux abbés respectifs, Dom Romain Banquet et Dom Delatte, pensèrent un moment s’associer. Mère Marie Cronier, fondatrice de l’abbaye Sainte-Scholastique de Dourgne, avait fait son noviciat à Sainte-Cécile de Solesmes, et entretenait une profonde amitié spirituelle avec la Mère Abbesse de Kergonan, fille de Solesmes.
Aujourd’hui les différentes branches se sont diversifiées au point que, quant à la liturgie, à l’orientation doctrinale, notamment philosophique, et aux observances, nous sommes désormais plus proches de Fontgombault et de ses filles, de la Congrégation de Solesmes, que de la Pierre-qui-Vire.
Les monastères ont joué un rôle essentiel dans l’évangélisation de l’Europe. En notre époque de forte déchristianisation, n’êtes-vous pas appelés à jouer à nouveau un rôle « civilisateur » ? Une telle mission est-elle compatible avec une vie cloîtrée ?
Si saint Benoît est devenu le patron de l’Europe avec la Croix, le livre et la charrue, comme l’a proclamé le pape Paul VI, il ne l’a pas fait exprès ; il faut relire la conférence de Benoît XVI aux Bernardins, qui explique très bien comment les moines ont influencé la civilisation chrétienne ; ils n’ont eu qu’un seul et très noble but : chercher Dieu. Et pas au hasard, mais sur le chemin sûr de la Parole de Dieu, lue, méditée, étudiée, contemplée, chantée, vécue, incarnée, incorporée. Pour résumer, je n’ai qu’à citer Dom Gérard lui-même : « Avant d’être des académies de science et des carrefours de civilisation, les monastères sont des doigts silencieux dressés vers le ciel, le rappel obstiné, intraitable, qu’il existe un autre monde dont celui-ci n’est que l’image, qu’il annonce et qu’il préfigure. »
Construire un monastère alors que l’on ne parle que de constructions de mosquées, n’est-ce pas un signe de « résistance », le symbole que le christianisme n’est pas mort dans ce pays ?
C’est vrai que tout monastère a vocation d’être une citadelle spirituelle. La résistance monastique à ce que le Père de Chergé lui-même appelait « l’invasion de l’islam » ne peut être que pacifique et indirecte. Si l’islam prend une telle importance dans l’Occident chrétien, c’est que ce dernier a apostasié sa foi et s’est coupé de ses racines chrétiennes. La mentalité rationaliste et anti-chrétienne de la culture et des politiques occidentaux les rendent absolument démunis face à cette grande vague verte. Le maire d’une grande ville française (située en territoire pourtant concordataire) a bien résumé cette attitude incohérente en déclarant imposer dans les cantines des plats hallal par ouverture, et refuser le poisson le vendredi par laïcité. Mais le problème reste politique et nous dépasse. Il nous reviendra peut-être d’étudier les fondements anti-chrétiens de l’islam et tous les dangers que celui-ci représente pour la liberté, afin d’éclairer les hommes de bonne volonté. Il nous revient plus certainement de proclamer avec force et douceur notre foi chrétienne et de prier, d’alimenter la grande rivière surnaturelle qui parcourt invisiblement les dessous de l’histoire pour lui donner un avenir de lumière.
À propos de « crise » des vocations, n’est-elle pas due, tout simplement, à la diminution du nombre de catholiques pratiquants ? La « solution » n’est-elle donc pas dans la nouvelle évangélisation, notamment de la famille ?
Je crois que pour la nouvelle évangélisation, il vaut mieux suivre l’exemple du Saint-Père aux JMJ. Il s’est adressé d’abord à de jeunes religieuses, à des séminaristes et enfin à des universitaires puis, pour finir, aux jeunes du monde entier. Tout renouveau de l’Église commence par la réforme du clergé et des religieux. Le Saint-Père a exhorté les jeunes religieuses à la radicalité dans la foi, radicalité dans l’attachement au Christ, à l’Église et à leur mission. C’est valable pour les évêques, les prêtres, les diacres. Si l’on veut toucher les familles, il faut renouveler le clergé et les religieux, leur redonner le sens de la radicalité. Il est vrai toutefois que la reconstruction de la famille, si possible nombreuse, est elle aussi une priorité et pour la société, et pour l’éclosion normale des vocations.
Une abbaye comme la vôtre, ayant conservé ses exigences, n’illustre-t-elle pas que toutes les « solutions » à la « crise » qui vont dans le sens du monde, précisément (mariage des prêtres, ordination des femmes, légitimation de l’homosexualité pour le clergé…), sont vouées à l’échec, comme le montrent les exemples anglicans ou protestants ?
La tentation est grande devant une Église malade de désespérer et de se résigner aux soins palliatifs pour l’aider à mourir sans souffrances. Toutes les solutions mondaines et à la mode sont comparables à cette boisson que les soldats ont proposée à Jésus sur la Croix pour qu’Il souffre moins. Mais Jésus l’a refusée. Il n’y a pas de recette, mais nous avons le véritable médicament : la foi surnaturelle en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, sauveur des hommes, qui nous a ouvert les portes du ciel. La vitalité de l’Église n’est pas le produit d’industries humaines mais le fruit de la grâce, reçue principalement dans les sacrements, et de la fidélité à la Parole de Dieu qui nous est parvenue par le Magistère et la Tradition.
Vous êtes attaché à la forme extraordinaire du rite romain : pourquoi ce choix et comment jugez-vous la situation liturgique dans l’Église latine, particulièrement depuis le motu proprio Summorum Pontificum et la récente publication de l’instruction Universae Ecclesiae ?
Le choix de la forme extraordinaire du rite romain remonte à nos origines, à Bédoin, en 1970. Ce choix n’est pas affectif, mais une préférence motivée par des raisons de manifestation plus nette de certaines vérités de la foi : caractère central, sacrificiel et sacré de la messe, présence réelle du Seigneur dans les Saintes Espèces, distinction essentielle du sacerdoce ministériel du prêtre et du sacerdoce baptismal. J’ajoute que la forme extraordinaire manifeste hautement la continuité de l’Église, car l’Église n’accepte pas les ruptures ni les révolutions, elle ne change pas le contenu de sa foi. Et pour finir, l’orientation œcuménique donnée par le concile Vatican II trouve dans la forme extraordinaire un pont avec les Églises orientales et même avec les communautés chrétiennes anglicane et luthérienne, aux formes liturgiques encore anciennes.
La situation liturgique tend à évoluer dans le bon sens. Je le vois par exemple à la messe chrismale du Jeudi Saint à la Métropole d’Avignon. Mais il faudra du temps car, comme disait Dom Gérard, il faut une nuit pour brûler une forêt, et 50 ans pour la faire repousser. En tout cas, le Saint-Père a débloqué une situation. La forme extraordinaire n’est plus considérée par les fidèles comme abolie. Il me semble que le but actuel du Vatican est de diffuser la célébration de cette forme avec tout ce qui va avec (catéchisme, patronages, pèlerinages...) afin, dans un premier temps, d’influencer la célébration correcte de la forme ordinaire. Nous sommes au commencement du commencement. Après, Dieu pourvoira.
Le Barroux s’est illustré par la publication d’études importantes en accord avec le souci du Saint-Père d’une juste « herméneutique de la réforme, du renouveau dans la continuité ». Est-ce important pour vous et comment percevez-vous les projets de Benoît XVI en la matière ?
C’est un point fondamental. L’Église n’a pas le pouvoir de se donner de nouvelles constitutions au cours du temps. Elle se doit de rester elle-même, telle qu’elle a été fondée par son Maître. C’est aux pasteurs de cultiver dans la vigne du Seigneur l’esprit de fidélité, de communion avec la Tradition et ses développements fondamentaux, et donc de présenter le concile Vatican II non pas comme une nouveauté absolue, mais comme un développement organique ou une réforme dans la continuité. Les pasteurs qui font autrement auront des comptes à rendre au Seigneur.
Je ne suis pas dans les secrets du Saint-Père, mais je constate que ses allocutions illustrent bien l’urgence de renouer avec notre histoire : depuis 5 ans, il consacre ses audiences générales à présenter les géants de l’histoire de l’Église, depuis les apôtres, en passant par saint Benoît, et pour finir par sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Et, en ce moment, il nous parle de l’homme de prière. Il me semble que son projet est l’enracinement, thème des JMJ, enracinement dans notre foi, dans notre histoire et dans la prière. C’était déjà le projet de Dom Gérard lançant les travaux du Barroux : « Le critère-roi, celui auquel nous désirons tout sacrifier, sera non pas l’émergence mais l’enracinement. » Ce qui promet de bons fruits.
Propos recueillis par Christophe Geffroy

Pour aider la fondation de la Garde, adressez vos dons au Monastère Saint-Marie de la Garde, 47270 Saint-Pierre-de-Clairac (chèque à l’ordre de « Mission de Sainte-Madeleine »). Ou par internet sur www.jeconstruisunmonastere.com