16 avril 2015

[Yves Chiron - Aletheia] Mgr Bugnini, rumeurs et réalités

SOURCE - Yves Chiron - Aletheia - 16 avril 2015

Mgr Annibale Bugnini (1912‐1982) est un des personnages les plus controversés de l’histoire de l’Église contemporaine. Pour les uns, il est le maître d’oeuvre de la plus audacieuse et la plus aboutie des réformes liturgiques accomplies dans l’histoire de l’Église. Pour les autres, il est un dévastateur de la liturgie, le responsable de sa désacralisation, et son prénom lui‐même, Annibale (Hannibal), semble être comme le présage de cette dévastation.

L’hostilité à son égard a été et reste, chez certains, si grande qu’on colporte à son égard des erreurs ou des rumeurs invérifiées. La plus commune des erreurs – qu’on trouve encore dans les Mémoires parus récemment du P. Louis Bouyer – est de le dire « napolitain » [1], sous‐entendant par là une sorte de malhonnêteté congénitale, alors qu’il est né au centre de l’Italie.

Une autre rumeur, répétée depuis quarante ans, le dit franc‐maçon, trouvant dans cette supposée appartenance à la fois l’origine de sa volonté de bouleverser la liturgie traditionnelle et la cause de sa disgrâce par Paul VI en juillet 1975 (il a été chassé du jour au lendemain de la Congrégation pour le Culte Divin et sera nommé, au bout de quelques mois, nonce en Iran).

Mgr Bugnini a écrit deux ouvrages pour se justifier, qui paraîtront après sa mort à l’initiative de ses collaborateurs les plus anciens et les plus fidèles, le P. Carlo Braga, lazariste comme lui, et le P. Gottardo Pasqualetti, IMC :
  • La Riforma liturgica (1948-1975), Rome, CLV‐Edizioni Liturgiche, 1983, 930 pages (2e éd. Revue et complétée en 1997, 1002 pages). Gros livre où il expose l’oeuvre accomplie dans le cadre du Consilium et où il ne cache pas les oppositions qu’il a rencontrées.
  • « Liturgiae cultor et amator, servi la Chiesà ». Memorie autobiografiche, Rome, CLV‐Edizioni Liturgiche, 2012, 231 pages. Ouvrage autobiographique assez composite.
La méthode Bugnini
Mgr Bugnini, par sa formation et par son activité, ne fut ni un grand théologien, ni même un grand spécialiste de la liturgie comme le furent les éminents représentants du Mouvement liturgique qu’il a bien connus et fait travailler (le P. Jungmann sj, le chanoine Martimort, le P. Gy op, et bien d’autres).

Il fut, durant une grande partie de sa vie, secrétaire des organismes successifs qui ont mis en oeuvre la réforme liturgique :
  • secrétaire de la Commission pour la Réforme liturgique créée par Pie XII en 1948 et active jusqu’au début des années 1960, plus connue sous le nom de Commissio Piana.
  • secrétaire de la Commission préparatoire pour la liturgie (1960‐1962) créée par Jean XXIII en vue du concile Vatican II.
  • secrétaire du Consilium (1964‐1969) créé par Paul VI pour appliquer la constitution sur la liturgie adoptée par le Concile.
  • secrétaire, de 1969 à 1975, de la Congrégation pour le Culte divin, chargée, entre autres fonctions, de poursuivre le travail du Consilium.
On remarque un vide de deux années (début 1962‐ début 1964) qui correspond à ce que Mgr Bugnini appellera son « premier exil ». Lorsque le concile s’ouvrit, le cardinal Larraona, président de la Commission conciliaire chargée de la liturgie, ne reconduisit pas le P. Bugnini dans ses fonctions et lui préféra le P. Antonelli, OFM, qui avait été un membre important de la Commissio Piana.

A la Commmisio Piana, le P. Bugnini n’avait pas eu un rôle de premier plan. Il avait été un exécutant, un administratif efficace, en aucun cas un inspirateur ou un homme d’influence. En revanche dans la Commission préparatoire conciliaire (1960‐1962) puis au Consilium (1964‐1969) il fut bien plus qu’un simple secrétaire. Dans les deux cas, il était sous l’autorité d’un cardinal, président en titre de l’organisme, mais Bugnini était incontestablement le maître d’oeuvre et un organisateur hors‐pair. Dans les deux cas, la méthode de travail fut la même : des groupes de travail réduits, composés d’experts, travaillaient sur des sujets particuliers puis les projets étaient examinés et discutés en session plénière, avant d’être modifiés et votés.

Un autre aspect de ce qu’on peut appeler la méthode Bugnini apparaît dès la période préconciliaire : ne pas faire d’emblée des propositions trop audacieuses qui risquent d’être refusées au concile, remettre certaines questions et réformes à plus tard. Les travaux de la Commission préparatoire de liturgie sont désormais connus [2]. Dans les débats qui ont eu lieu au sein de cette Commission préparatoire on trouve souvent cette notation : Remittatur quaestio post Concilium (« La question doit être renvoyée après le Concile »).

Le P. Bugnini a exposé lui‐même sa méthode devant un petit nombre de membres et de consulteurs du Consilium, lors d’une réunion de travail le 11 octobre 1961 :
« Le plus ennuyeux pour les articles de notre Constitution serait qu’ils fussent rejetés par la Commission centrale, voire par le Concile lui-même. C’est pourquoi il faut que nous marchions prudemment, et discrètement. 
Que prudemment les choses soient proposées sous un biais acceptable (modo acceptabile), soit, à mon avis, en des termes tels qu’on dise beaucoup sans que rien paraisse dit : qu’on dise beaucoup en germe seulement (in nuce) et ainsi qu’une porte soit laissée ouverte à des déductions et des applications postconciliaires légitimes et possibles ; que rien ne soit dit qui sente trop la nouveauté, aucune de ces choses qui, même insignifiantes et innocentes, pourraient contredire tout le reste. Il faut avancer discrètement. Il ne faut pas tout demander au Concile ni trop exiger de lui, mais l’essentiel, les principes fondamentaux. [3] »
Une fois l’épreuve du concile passée – le texte du schéma de la Commission préparatoire se retrouva pour l’essentiel dans la constitution sur la liturgie adoptée par le concile Vatican II –, le P. Bugnini, au sein du Consilium, put poursuivre le travail de réforme de façon plus libre.

Comme lors de la Commission préparatoire, le P. Bugnini fut le véritable maître d’oeuvre des réformes qui allaient s’engager. Il organisait et coordonnait le travail des groupes de consulteurs. S’il ne présidait pas les sessions plénières du Consilium, il en fixait l’ordre du jour [4]  et transmettait aux membres les textes à examiner. Et bien plus que le président du Consilium, le cardinal Lercaro (qui résidait le plus souvent dans son diocèse de Bologne), le P. Bugnini avait un accès direct et facile auprès du Pape. Pour montrer que la réforme liturgique a été menée non pas à l’insu de Paul VI mais en étroite collaboration avec lui, Mgr Bugnini affirmera : « Le Pape a tout vu, a tout suivi, a tout approuvé » [5] . Il précisera : « Combien d’heures en soirée j’ai passées avec lui, étudiant ensemble les nombreux, et souvent volumineux dossiers qui s’empilaient sur son bureau ! Il lisait et examinait ligne par ligne, mot par mot, annotant tout en noir, rouge ou bleu, critiquant au besoin avec sa dialectique qui réussissait à formuler dix interrogations sur un même point » [6].

D’autres ont laissé des témoignages contraires. Le P. Louis Bouyer, qui a été consulteur du Consilium à partir de mars 1966, a rapporté une conversation qu’il a eue avec Paul VI : « Causant avec moi de nos fameux travaux, qu’il avait entérinés, finalement, sans en être beaucoup plus satisfait que je ne l’étais, il me dit : ”Mais pourquoi donc avez‐vous fourré dans cette réforme…”. Ici, je dois avouer que je ne me rappelle plus lequel des détails que j’ai mentionnés le chiffonnait particulièrement.

Naturellement, je répondis : ”Mais tout simplement parce que Bugnini nous avait certifié que vous le vouliez absolument…”. Sa réaction fut immédiatement : ”Est‐ce possible ? Il me dit à moi‐même que vous étiez unanimes à cet égard !”» [7].
Franc‐maçon ?
Mgr Bugnini a rapporté qu’après sa brutale destitution, en juillet 1975, il n’avait jamais obtenu d’explications, même pas du Pape lui‐même à qui il a écrit plusieurs fois sans recevoir de réponse. Lorsque Paul VI lui a accordé une audience d’adieu, il lui a fait cadeau d’une belle édition fac‐similé du Sacramentaire gélasien, « mais, dira Mgr Bugnini, j’étais tellement mortifié et avili que je n’ai pas eu la force de lui dire grand chose. Lui était plus mortifié que moi encore » [8].

L’accusation d’appartenir à la franc‐maçonnerie a été la plus fréquemment évoquée pour expliquer le limogeage de Mgr Bugnini. Elle s’est répandue d’abord sotto voce et n’a été rendue publique que plusieurs mois après son éviction. Elle se répète régulièrement jusqu’à nos jours, malgré les démentis.

Mgr Bugnini a raconté comment il a eu connaissance de cette accusation [9]. C’était quelque temps après son limogeage, pendant l’été 1975. Don Gino Belleri, un prêtre qui faisait fonction de secrétaire du cardinal Oddi, l’informa de la rumeur qui se répandait au Vatican et qui s’appuyait, disait‐on, sur des sources sérieuses. Il tenait l’information du cardinal Oddi lui‐même. Mgr Bugnini voulut en savoir plus. Le cardinal Oddi accepta de venir le voir et lui dit « mot à mot » qu’il avait vu sa signature autographe sur un document d’affiliation à la franc‐maçonnerie et qu’il savait de source sûre que la franc‐maçonnerie lui versait 500 000 lires par mois. « La révélation ne m’a pas ébranlé, écrira Mgr Bugnini. J’étais tellement sûr de moi que j’ai tout nié avec fermeté ». Il voulut néanmoins se défendre auprès de Paul VI. Il lui écrivit en octobre 1975 une lettre qui resta sa réponse.

L’accusation ne sera relayée dans la presse que quelques mois plus tard, au printemps 1976. Après quelques recherches, on peut établir la chronologie de cette accusation publique et des dénégations qui ont suivi :
  • Mgr Lefebvre, le premier, fit état publiquement de la rumeur. Peut‐être a‐t‐il été informé par le cardinal Oddi ou par l’écrivain Tito Casini ? En date du 27 mars 1976, dans le n° 10 de sa Lettre aux amis et bienfaiteurs, il écrit : « lorsqu’on apprend à Rome que celui qui a été l’âme de la réforme liturgique est un franc‐maçon, on peut penser qu’il n’est pas le seul. Le voile qui couvre la plus grande mystification dont les clercs et les fidèles ont été l’objet commence sans doute à se déchirer. C’est donc le moment de demeurer plus fidèles que jamais à la Tradition, à l’Eglise de toujours, et de prier Dieu, la Très Sainte Vierge Marie et saint Michel Archange, de délivrer l’Eglise de l’occupation scandaleuse dont elle est victime.»
  • le mois suivant, Tito Casini, à la fin de son nouvel ouvrage, Nel Fumo di Satana [10], dans une incise comme ajoutée in extremis, parle de la Réforme liturgique « conduite par un Bugnini qui s’est finalement révélé comme ce qu’on soupçonnait : un franc‐maçon ».
  • un mois plus tard encore, Jean Madiran relaie l’accusation en première page du Supplémentvoltigeur d’Itinéraires, se fondant sur les accusations portées par Mgr Lefebvre et Tito Casini : « Au Vatican jusqu’en 1975 l’animateur principal était un franc‐maçon » [11].
     
  • Suivront les revues traditionalistes italiennes, Chiesa Viva de Don Luigi Villa et Sì sì No no de Don Francesco Putti, en juin 1976.
Lorsque la grande presse italienne s’emparera du sujet, les articles seront, apparemment, de mieux en mieux documentés, donnant la date complète de la supposée entrée en maçonnerie de Mgr Bugnini, son matricule d’initiation et son pseudonyme. Puis des listes de plus en plus longues de cardinaux et de prélats francs‐maçons seront publiées.

Lorsque l’affaire éclata dans la presse italienne, Mgr Bugnini était loin de Rome, en poste depuis mois à Téhéran. Il écrivit une nouvelle lettre, très longue à Paul VI, pour démentir catégoriquement sa « présumée appartenance à la franc‐maçonnerie » : « Je tiens à confirmer ce que j’ai été en mesure de vous écrire à Votre Sainteté en octobre dernier : que JAMAIS, ni directement, ni indirectement, ni de fait, ni par inscription, je n’ai fait partie de la franc‐maçonnerie, ou de quelque autre groupement, ou mouvement, qui lui soit proche ou qui lui ressemble » [12].

Cette nouvelle lettre resta sans réponse. Quelque temps plus tard, pour la première et unique fois de son vivant, Mgr Bugnini se défendra publiquement contre cette accusation. Il le fera non par une interview ou un article mais en faisant une déclaration auprès d’un organe confidentiel, Magistère-information [13] : « Mgr A. Bugnini laisse au Saint-Siège le soin de le défendre, s’Il le juge utile ; mais il nie catégoriquement avoir jamais eu le moindre rapport, de près ou de loin, avec la franc-maçonnerie ou toute autre société de ce genre ». Mgr Bugnini pensait bien que cette déclaration serait reprise. C’est ce qui arriva. Le 8 octobre suivant, le Figaro, publiait un article intitulé : « Mgr Bugnini : ”Je ne suis pas franc‐maçon” ». Il s’agissait de la reprise de la déclaration précédente. L’auteur de l’article, Jean Bourdarias, ajoutait : « Pour que Mgr Bugnini – auquel certains reprochaient sa discrétion – ait accepté de laisser publier ces lignes, il a fallu qu’il soit profondément blessé et ulcéré par un procédé qui se retourne en définitive contre ceux qui l’ont utilisé ». Deux jours plus tard, le 10 octobre 1976, l’Osservatore romano, sous la signature de son vice‐directeur, Mgr Virgilio Levi, faisait paraître une note très sévère contre Sì sì no no et pour affirmer à propos des listes publiées par la presse : « aucun des prélats du Vatican (prelati vaticani) indiqués n’a jamais eu affaire avec la franc‐maçonnerie ».

L’accusation d’appartenir à la franc‐maçonnerie ne cessera pas [14]. Pourtant, les documents parus à l’époque dans la presse italienne (listes de matricules, etc.), au regard de la critique historique (authenticité des documents, source, etc.), ne sont pas probants. Le P. Carlo Braga – mort en août 2014 –, qui fut le collaborateur le plus proche de Mgr Bugnini pendant plusieurs décennies, et que j’avais pu interroger en 2012 sur cette supposée appartenance à la franc‐maçonnerie, m’a confié qu’il avait lui‐même, une fois, posé la question très directement à Mgr Bugnini. Celui‐ci avait répondu : « Je n’aurais jamais franchi ce pas ».

Quoi qu’il en soit, cette accusation d’appartenir à la franc‐maçonnerie n’a pas été l’élément déterminant de la disgrâce. Paul VI, semble‐t‐il, a été de plus en plus sensible aux critiques de certains actes et décisions de la Congrégation pour le Culte divin, tous couverts de l’autorité de Mgr Bugnini. Ces critiques et reproches venaient de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, de la Commission théologique internationale et de la secrétairerie d’Etat.
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1 Le P. Louis Bouyer a dénoncé les « manoeuvres du scélérat doucereux qui ne tarda pas à se révéler en la personne du lazariste napolitain, aussi dépourvu de culture que de simple honnêteté, qu’était Bugnini » (Mémoires, Cerf, 2014, p. 198).

2 Angelo Lameri, La « Pontificia Commissio de sacra liturgia praeparatoria Concilii Vaticani II ». Documenti, Testi, Verbali, Rome, CLV‐Edizioni Liturgiche, 2013, 882 pages.

3 Déclaration, en latin, du P. Bugnini en ouverture de la réunion du 11 octobre 1961, dans A. Lameri, La « Pontificia Commissio… », op. cit., p. 433. Notre traduction du latin a été révisée par Benoît Le Roux.

4 Le cardinal Lercaro « laissait à Mgr Bugnini l’initiative des débats et des ordres du jour » a rapporté un des participants le chanoine Martimort, « Le cardinal Giacomo Lercaro (1891‐1976). Souvenirs d’un liturgiste », dans Mirabile laus canticum, Rome, CLV‐Edizioni Liturgiche, 1991, p. 386.

5 Mgr Bugnini, La Riforma liturgica, op. cit., p. 13.

6 Id., p. 15.

7 L. Bouyer, Mémoires, op. cit., p. 201.

8 Mgr Bugnini, Memorie autobiografiche, op. cit., p. 81.

9 Mgr Bugnini, Memorie autobiografiche, op. cit., p. 94‐97.

10 Tito Casini, Nel fumo di Satana : verso l’ultimo Scontro, Florence, Il Carro di San Giovanni, 1976, p. 150.

11 Supplement-voltigeur n° 38, 15 mai 1976.

12 Lettre de Mgr Bugnini à Paul VI, le 19 juillet 1976, publiée dans Memorie, op. cit., p. 100‐102.

13 Magistere-Information, n° 144, 1er octobre 1976, p. 2. Magistere‐Information était le bulletin confidentiel des Chevaliers de Notre‐Dame.

14 Même le P. Bouyer semble accréditer la thèse lorsqu’il écrit : « Bugnini obtint ce qui lui tenait le plus à coeur, ou plutôt ce que ceux qu’il faut appeler ses commanditaires arrivèrent à faire passer par son intermédiaire » (Mémoires, op. cit., p. 200, souligné par moi).