31 octobre 2017

[Don Stefano Carusi - Disputationes Théologicae] Mgr Gherardini, le prêtre, le maître, l’ami

SOURCE - Don Stefano Carusi - Disputationes Théologicae - 31 octobre 2017

“Priez pour moi parce que l’heure est proche”. Il y a presque une année désormais voici quelles étaient ses dernières paroles d’au-revoir sur le seuil, quand, immanquablement, il raccompagnait à la porte après une visite. Et cela avec un beau sourire, sourire de celui qui est en paix, tranquille et détendu, sachant que sa bataille, malgré les mille limites de la nature humaine, il l’avait combattue, “bonum certamen certavi”. Maintenant, était venu le temps de la prière et du repos, dans son “ermitage” à l’intérieur du palais des Chanoines de Saint Pierre au Vatican. Il n’en avait pas été toujours ainsi, et la situation de la crise de la foi dans l’Eglise, la préoccupation - oserais-je dire l’angoisse - de savoir ce que lui demandait vraiment le Seigneur, l’avaient à certains moments fatigué, presque exténué. Lui qui, sur la dangerosité des projets autour du Nouvel Offertoire de la Messe, s’était déjà exprimé dès 1967, comme il aimait le rappeler, confessait qu’à certains moments il n’avait plus la force d’écrire et de parler, au point de se demander justement s’il n’y avait pas quelques interventions préternaturelles qui voulaient obtenir son silence ou l’inactivité. Je cite de mémoire : “si je devais dire tout ce qu’il y à dire sur le Concile et ce qui a suivi, je devrais être dur”, disait-il encore au téléphone en 2008. Monseigneur Gherardini s’interrogea longtemps sur l’opportunité d’une intervention écrite sur le sujet. Et ce fut un choix laborieux. Il disait, en parlant de son passé à l’université du Latran : “j’avais peur de faire scandale au sujet de l’Eglise, surtout auprès des séminaristes, compte tenu de mon rôle de professeur”. Qui l’a connu sait que sa réserve à prendre la parole publiquement sur tous les maux qui affligeaient l’Eglise n’était pas l’alibi du carriériste, mais une vraie préoccupation, découlant en partie de son esprit romain et en partie de la formation reçue par les prêtres de sa génération. Par la suite, il admettait avec simplicité que :“pendant des années j’ai fait l’impossible pour pouvoir lire le numéro 22 de Lumen Gentium en cohérence avec la Tradition et le Magistère”, et - avec cette honnêteté intellectuelle qui accompagnait toujours ses pas - il déclarait finalement qu’il avait dû capituler et confesser ouvertement que la Nota Praevia non plus, sur la question du Primat du Pape et de la collégialité épiscopale, n’était pas satisfaisante. Il l’écrivit et signa ses écrits avec son nom et son prénom ainsi que sur plusieurs autres points controversés, avec humilité, avec force, avec amour de l’Eglise.

Le moment de la décision était venu : “je savais que j’en avais les capacités et je suis arrivé à la conclusion que Dieu me le demandait, je ne voulais pas me présenter devant Lui et qu’Il me dise : tu pouvais faire et tu n’as pas fait”. Ainsi, d’un seul jet, comme il le faisait quand il avait l’inspiration, et avec la facilité de celui qui maîtrise pleinement son sujet, il écrivit “Vatican II, un débat à ouvrir” et toujours en 2009 pour le site Disputationes Theologicae :“Quelle valeur magistérielle pour le Concile Vatican II ?”, article qui était en chantier depuis une année. C’était comme s’il ne se sentait pas prêt. Finalement il m’appela tout joyeux et me dit d’une voix retentissante :“Voici - à tambour battant - ce que vous m’avez demandé”. Et oui, car Mgr Gherardini était aussi homme d’expressions linguistiques bien trouvées et recherchées, même si parfois peu usitées. Il maniait la langue italienne de manière charmante et assurée même si de temps à autre il fallait relire deux ou trois fois sa prose “asiane”. A celui qui timidement faisait allusion à son style pas toujours très agile, il répondait sèchement : “j’écris ainsi”, mais après il admettait de bon grès que toutes ces subordonnées pouvaient demander un certain effort de la part du lecteur, sans parler des traductions... Cependant, la complexité des sujets qu’il traitait et leur délicatesse, dans lesquels étaient en jeu la doctrine et l’autorité de l’Eglise, réclamaient une expression linguistique adéquate, éloignée du rationalisme des modernes et de la parataxe du sic et non.

Il était certainement homme de caractère, et disait de lui même :“je n’ai jamais eu peur de personne, j’ai même été imprudent parfois, mais si les principes étaient en jeu...” et il racontait de cette fois où il avait dû répondre à ce fameux Cardinal qu’il ne devait pas s’immiscer dans la ligne éditoriale de Divinitas, parce que :“c’est à moi, la revue est à moi !”. Donc - en assumant entièrement la responsabilité - les articles de “complaisance théologique” n’auraient pas été publiés. En octobre 2014, alors qu’on voyait des nuages menaçants poindre à l’horizon, nous soutenant sur certains choix de positions, il nous disait de ne pas oublier que “nous vivons des temps terribles, très difficiles” et il ajouta ensuite presque méditatif : “tenir sur les principes, c’est déjà énorme”. Comme pour nous dire de ne demander rien d’autre que la fidélité. Il continua :“il faut être disposé à la souffrance, c’est impossible de ne pas souffrir”, il conclut amèrement : “aujourd’hui il n’y a plus de témoins, la prière est importante, mais cela ne suffit pas, il faut desmartyroi, jusqu’à l’effusion du sang” et ajouta enfin “du vrai sang”.

Parlant ensuite des chantages et des menaces qui étaient déjà dans l’air pour tous et desquels lui aussi avait été victime dans le passé, il éleva la voix et dit uniquement:“avec la Maçonnerie on ne cède jamais”. De la Maçonnerie personne n’en avait parlé, mais - comme diraient les thomistes - il savait promptement remonter aux causes...

En rentrant chez moi je notai ces quelques phrases, elles semblaient presque un testament spirituel et prenaient un ton prophétique. A la fin de la rencontre, présageant désormais du peu d’années qu’il lui restait, il nous dit presque pour nous rassurer “à peine arrivé là-haut la première pensée sera pour vous”. Presque pour nous dire :“regardez plutôt l’Eglise de là-haut que les petitesses des hommes d’Eglise d’ici-bas, quand j’y serai je vous aiderai”. Mgr Gherardini fut un homme de parole sur terre, il le sera aussi du Ciel.

Dans les dernières rencontres il rappelait aussi de temps en temps la souffrance causée par tous ceux qui l’avaient abandonné; déjà en 2009 ses prises de positions lui valurent la défection d’ “amis” de longue date. Puis vers 2014 avec le vent nouveau qui soufflait, beaucoup de caméléons, jadis admirateurs du grand théologien, commencèrent à déserter sa maison en s’éclipsant. Il s’en attristait, mais sans grande peine. Désormais sa situation de “retraite érémitique” lui permettait de penser davantage à Dieu et lui donnait beaucoup de temps pour prier. Cette sérénité, presque d'ascète désormais, se lisait dans ses yeux bleus azur et profonds.

Sur son talent théologique, beaucoup de choses ont déjà été dites, et d’autres encore seront dites. Ce qui marquait le plus notre regard était cette esprit de synthèse profonde lorsqu’il parlait de la scientia Dei et cette vision, presque celle d’un aigle en vol, percevant toutes choses d’en haut et dans leur ensemble. “J’ai eu de grands maîtres”s’esquivait-il comme pour se justifier d’un talent qu’il ne voulait pas s’attribuer. Sa mémoire reconnaissante allait tout de suite à Pietro Parente (au Parente théologien, spécialement celui des premières années d’études et d’enseignement) et ensuite à l’inoubliable Mgr Piolanti, qui lui avait enseigné - un peu comme Saint Thomas - à prendre le bon partout où il se trouve, le purifiant des contours pollués, surtout sans se perdre dans les idéologismes. C’est aussi cela l’Ecole Romaine. Quand il y avait des questions théologiques disputées, après avoir écarté catégoriquement les hérésies qui pouvaient naitre de la discussion, à celui qui, trop empressé par la fougue de la jeunesse, demandait une réponse péremptoire, il donnait une réponse qui était le sommet entre deux excès, en se prévalant de sa phrase récurrente “si vis theologus esse distingue frequenter”, énoncée sans aucune prétention.

Et lorsqu’un grand théologien - désormais récompensé par les plus hautes charges ecclésiastiques et dans la “ferveur post-conciliaire” peut-être plus engagé à maintenir le prestige du rang qu’à défendre pleinement la doctrine de l’Eglise - reprocha à Mgr Gherardini la trop grande rigueur d’une réponse en lui disant :“mais qu’as-tu écris !”, il répondit simplement : “J’ai écrit ce que Vous m’avez enseigné quand vous étiez mon professeur sur la chaire de l’Université”.

Mais il se tromperait celui qui verrait seulement en Mgr Gherardini le théologien. Lui-même rappelait souvent que “le prêtre est père, maître et ami” et il était aussi un confesseur délicat qui ciblait précisément les difficultés; en témoignent les nombreuses religieuses présentes à son enterrement, à qui il avait offert depuis de nombreuses années sa direction spirituelle. Peut-être n’avaient-elles pas toutes lu ses écrits théologiques, mais toutes avaient expérimenté sa profondeur et - avec plus de gratitude peut-être que beaucoup de théologiens - elles étaient toutes présentes pour le pleurer le jour de son dernier adieu.

Et enfin, l’ “ami”, parce que Mgr Gherardini avait une conception très haute de l’amitié, et pour cela - là où l’amour de la vérité l’imposait et parce qu’il fuyait toute duplicité - il savait refuser à certains le salut, comme l’exige l’Evangile devant l’hérésie ou plus simplement devant l’hypocrisie. Mais si on était loyal en amitié et si elle se fondait vraiment sur une unité d’intention - “idem velle, idem nolle” - alors on découvrait que sous son apparence d’ecclésiastique toscan distingué, grand et très maigre, se cachait un coeur qui compatissait avec l’ami sans ombre d’affectation et à qui répugnaient tous faux-semblants surtout curialesques. Il tenait à l’amitié et en avait parfois souffert, admettant qu’un de ses défauts était de beaucoup tarder à voir le mal dans le prochain, jusqu’à ce qu’il se résolve à ouvrir les yeux, omnia munda mundis . Mais ensuite il tournait son regard vers les Hauteurs. C’est peut être aussi pour cela qu’un de ses derniers efforts théologiques fut dédié à Marie, à la Mère de Dieu, à qui il consacra de nombreuses pages. Il retraça les gloires de la Reine des Cieux avec tant de sagesse et d’amour filial, que l’on peut penser - pour reprendre les paroles de l'homélie funèbre du Cardinal Comastri - que lorsque la Sainte Vierge le rencontrera dans le Paradis elle pourra bien lui dire : “bene scripsisti de me”.

Don Stefano Carusi
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Voici les articles que Mgr Gherardini a publié dans notre revue :